L'accordéoniste Marc Perrone
| | Comment est né le projet de La Trace ?
Bernard Favre : D’un documentaire intitulé La montagne dispersée, qui relate l’histoire du village de Tignes, dont mes parents sont originaires ; le village a été, en 1952, dynamité puis noyé. J’y racontais l’histoire de ses habitants, ce que fut leur vie avant et après la construction du barrage, comment elle a été modifiée. Le film a été acheté par les Italiens, les Allemands et les Suisses. Ces derniers, qui l’avaient beaucoup aimé, m’ont demandé si j’avais un autre projet. Sans trop réfléchir, j’ai répondu par l’affirmative. Ils m’ont demandé quel en était le sujet. Or, il se trouve qu’un segment de ce film était consacré au colportage, et il y avait là matière à faire un long métrage.
Quand Bertrand Tavernier est-il intervenu sur le projet ?
Bernard Favre : A cette époque, je terminais le montage d’un court-métrage sur Pétain. Son producteur connaissait Tavernier et lui a passé le scénario. Peu après, Tavernier m’a téléphoné. |
Vous savez que l’histoire le préoccupe, lui aussi, grandement. A partir de là, les choses ont véritablement évolué. Le nom de Tavernier fait bouger les choses. Ensuite, il est intervenu sur le scénario pour m’aider à dégrossir, équilibrer, enrichir, resserrer. Ainsi, par exemple, j’avais une scène dans laquelle mon personnage se lavait les pieds, une autre où il mangeait, une autre encore où il parlait à quelqu’un. Bertrand m’a suggéré de ramasser ces trois actions et de n’en faire qu’une scène ; de cette façon, on donnait un certain dynamisme à l’ensemble. C’étaient là des manies de documentariste dont il m’a aidé à me débarrasser.
Sur quels éléments vous êtes-vous appuyé pour écrire le scénario ?
Bernard Favre : Il y a, d’une part, les histoires que l’on m’a racontées, comme l’épisode du sermon, et d’autre part, après avoir épuisé tout ce qui relevait de la tradition orale, les récits que j’ai trouvés en consultant des livres dans des bibliothèques, à la Nationale mais aussi à Milan, Aoste, etc... Sur le plan de l’information, c’était facile. Le problème s’est posé quand il a fallu structurer tout ça. Dans la moindre situation, l’authenticité est respectée. Ainsi, la scène où Joseph rencontre le Calabrais au Col du Saint-Bernard s’inspire du fait que, durant l’hiver, les habitants de Saint-Rémy servaient de guide pour le franchissement du col.
Les personnages ont-ils réellement existé ou sont-ils purement fictifs ?
Bernard Favre : Ils sont fictifs sans l’être. Comme pour les événements et incidents, ils sont nés de l’amalgame de personnages ayant existé. Ainsi, le personnage du prédicateur aveugle trouve son origine dans des livres que j’ai compulsés qui relataient l’histoire de gens qui tous les ans partaient vendre des livres au Tibet où la Suisse avait une mission, et l’épisode des déserteurs m’a été suggéré par une anecdote que l’on m’a racontée.
Pourquoi avoir situé l’histoire au cours de l’hiver 1859-1860 ?
Bernard Favre : C’est le véritable sujet du film : raconter comment au dix-neuvième siècle, basculent les choses. Quand j’avais réalisé un film sur la psychiatrie, La rue de l’Enfer, ce qui m’avait intéressé c’est que les hôpitaux psychiatriques se sont établis au milieu du dix-neuvième siècle, au moment de la constitution des Etats modernes. A ce titre, l’histoire de la Savoie était passionnante puisqu’elle est en relation avec celle de la France, qui définit pratiquement ses frontières actuelles, et celle de l’Italie, qui de même que l’Allemagne est en train de se constituer : la conséquence sera 14-18. C’est aussi le début de l’industrialisation. C’est le commencement de l’exode rural, qui n’est plus un exode temporaire comme celui des colporteurs ou des saisonniers, mais définitif. Les paysans qui s’exilent pour aller à la ville deviennent des prolétaires, à l’image du Savoyard que retrouve Joseph à Milan et qui est en train de devenir milanais.
L’usage du patois et de l’italien, est une volonté d’authenticité ?
Bernard Favre : L’aire linguistique de la Savoie, ainsi que du Val d’Aoste, est le franco-provençal. Le Valais est situé dans l’aire géographique des langues françaises. Quant au Tessin, à la Lombardie et au Piémont, ils appartiennent à celle des langues italiennes. En réalité, il y avait dans une même aire de grandes variations dont nous n’avons pas tenu compte. Ainsi, entre le Tessin, la Lombardie et le Piémont, il existait des différences très importantes : un Piémontais ne comprenait pas un Tessinois et réciproquement... La Savoie et le Val d’Aoste avaient pour langue officielle le français : c’est pourquoi Joseph et son beau-frère, qui est piémontais, dialoguent en français.
Qu’est-ce qui a déterminé le choix de Richard Berry ?
Richard Berry
| | Bernard Favre : A l’origine, j’avais pensé à Vittorio Gassman. Je lui ai donc fait parvenir le scénario. L’a-t-il reçu ou non, je ne sais pas. Toujours est-il que je n’ai pas eu de réponse, je me suis alors tourné vers les comédiens français et j’ai vite pensé à Richard Berry. Il possède une morphologie qui correspond à ces gens de montagne : petit, brun, mince, très sec.
Comment avez-vous choisi les acteurs qui l’entourent ?
Bernard Favre : La grande majorité des comédiens qui jouent dans le film vient du |
théâtre. Les acteurs italiens, pour la plupart, travaillent ou ont travaillé au Piccolo Teatro. Leur choix a été déterminé en fonction d’un «parti-pris» de mise en scène qui reposait sur un découpage technique réduit au maximum. Or, les acteurs qui sont le plus habitués à jouer la scène en continuité, sont des gens de théâtre.
Pourquoi teniez-vous au format Panavision ?
Bernard Favre : Il me fallait rendre compte des décors successifs que traverse mon personnage, qui sont monumentaux puisqu’il s’agit de montagnes et de plaines, tout en l’y intégrant. Les formats "standards" ne m’aurait donné qu’une portion de ces décors, ou leur totalité mais avec un éloignement considérable. Quant au personnage, il serait isolé de son environnement ou réduit à l’état de silhouette. La Panavision me permettait au contraire d’embrasser un large champ du décor et d’y inscrire mon personnage en respectant l’échelle humaine.
La Trace a lieu de la mi-automne au début du printemps...
Bernard Favre : Le tournage s’est effectué en deux fois : quatre semaines de la mi-septembre à la mi-octobre, puis trois semaines en février. Il était impossible de le tourner intégralement en automne, on ne pouvait faire le pari d’avoir de la neige en novembre. De même, on ne pouvait tout réaliser en février, car, dans ce cas, nous n’avions pas l’automne, les alpages, les bêtes, etc. Malgré toutes nos précautions nous n’avons eu que très peu de neige cette année-là. Il fallait monter à mille huit cents mètres. Nous avons affronté les mêmes problèmes lors des deux tournages...
La musique joue dans La Trace un rôle très important.
Bernard Favre : En réalité, il y a dans le film très peu de musique. Or, ce qui frappe les gens, c’est la musique. En France, on a coutume de dire qu’une bonne musique de film est une musique que l’on n’entend pas. Ma position est exactement à l’inverse : j’estime qu’une bonne musique est une musique qui s’entend.
Quelles sont les raisons qui vous ont amené à choisir Nicola Piovani ?
Bernard Favre : Je le connaissais par ses partitions pour les films des frères Taviani. C’est un musicien extrêmement brillant, et j’ai pensé à lui quand j’ai entendu ce qu’il a composé pour La Nuit de San Lorenzo... Dans la scène où Joseph quitte l’usine à Milan ; je voulais à ce moment-là une musique qui ressemble à du Verdi, parce que l’unité italienne est en train de se réaliser et que la musique de Verdi était en prise directe sur cette réalité politique de l’époque ; Nicola Piovani a donc écrit un extrait d’ouverture de type verdien.
Et Marc Perrone, l’autre compositeur du film ?
Bernard Favre : Je l’ai connu par quelqu’un qui savait qu’il était un des deux ou trois meilleurs accordéonistes diatoniques en France. Ce qu’il faisait était effectivement superbe, et puis je trouvais qu’il avait une belle gueule. Il n’avait jamais joué la comédie, mais tant pis. Il a donc joué le rôle de Calabrais. Outre sa présence et la musique qu’il joue, il a été très précieux.